Samedi soir, très tard, ou dimanche matin, très tôt. Un ami a organisé une soirée, c’est la première fois depuis longtemps que je pourrais revoir ceux qui sont restés dans ma ville natale, alors que je suis partie en internat. Mon corps n’est pas en très grande forme, mais je me dis que la musique et les rires de ceux que j’aime me feront oublier tout cela un instant. En bas, on danse, on rit, on drague, on s’embrasse et on boit. Je m’isole avec un ami très proche.
Il est assis juste à côté de moi sur le grand canapé noir, me fait face en souriant ; je ne sais plus de quoi nous venons juste de parler, quels mots ont franchi ses lèvres. Il me regarde, m’observe d’un air protecteur, comme s’il me connaissait par cœur et veillait sur moi. Je suis en tailleur, assise sur mon coussin à mémoire de forme, le dos appuyé contre l’accoudoir du canapé, et je songe : faut-il parler de la maladie ? J’en aurais besoin, cela fait plus d’une semaine que je garde tout pour moi, que je n’ai osé parler de la dégradation de mon état à personne. Il comprendra, je l’espère. Je regarde devant moi. Prends une inspiration profonde.
« Tu sais, là, maintenant, personne ne voit ce qu’il se passe. » Je ferme les yeux. Fais une pause. « Mes doigts me brûlent, j’ai fait trop de choses, c’était peut-être la cuisine de cet après-midi. Chaque articulation me fait mal, tu savais que dans un seul doigt on en avait trois ? Dans mes poignets, je sens comme un fil, comme si quelqu’un découpait au cutter le long d’une ligne de pointillés. Et la lame remonte, le long des avants bras, sous ma peau toute blanche. De temps en temps, elle frappe dans le poignet, mais seulement toutes les quelques minutes. En ce moment, j’ai l’impression que mes coudes ne tiennent plus, tu sais, que si je laisse pendre mon bras il se séparera en deux, et je ne serai plus qu’une grande poupée de chiffon. » Il pose sa main sur ma cuisse, veut dire quelque chose mais je reprends. « Ma contracture à l’épaule droite dure depuis une semaine. Ce n’est pas comme si je n’en avais jamais eu, mais celle là me fait mal jusque dans les tempes, j’ai l’impression que tout mon côté droit est comme une serviette que l’on essore, tordu en permanence par quelqu’un qui s’ennuierait. Mais, au moins, je ne sens plus tellement les douleurs de l’autre épaule. » Sa main appuie un peu plus. « Mes genoux ne valent pas mieux que mes coudes, j’aurais peut-être dû m’asseoir plus souvent. Mais, qui sait, qui s’imagine ce que c’est ? On ne voit rien lorsqu’on me regarde, juste une jeune fille souriante dans sa robe rouge, une tasse de thé lovée dans ses deux mains. Peut-être un peu de fatigue dans ses yeux, mais qui irait s’imaginer tout cela ? » Il murmure mon prénom, tout doucement. Je sens les larmes monter, me ressaisis. « Mes chevilles aussi font mal, mais j’y suis plutôt habituée, je mettrai mes chevillères et tout rentrera dans l’ordre. Presque. Pour une fois, mon dos va plutôt bien. Il ne crie qu’un peu, et ne m’a presque pas coupé l’appétit. Tu vois, en bas, j’ai même réussi à m’asseoir sans mon coussin. Mais je ne vais pas y repenser, sinon la douleur va revenir. »
Silence. Je fixe toujours le mur blanc.
Il se redresse, se rapproche et m’enserre de ses bras de frère. Je me blottis, laisse les larmes couler, sachant à l’avance les traces noires qu’elle laisseront, et que j’aurais dû prévoir ma trousse de maquillage. Il répète mon nom, me berce, la gorge serrée. Ne me murmure pas ce mensonge que l’on me répète souvent : « Ça va aller. »
Il est là, et, à ce moment précis, c’est le plus beau cadeau qu’il puisse me faire.